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Tristan Garcia

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Carte blanche littérature
Pour comprendre le capitalisme US, volez JR !
par Tristan Garcia en janvier 2012 dans Standard n°34

Tristan-Garcia-portrait-magazine Standard

A 17 ans, JR était mon roman préféré de tous les temps. J’avais aimé Les Reconnaissances du New-Yorkais William Gaddis (1922-1998), mais son JR était différent ; c’était mon livre, la réalisation idéale de ce que j’attendais de la littérature : de l’oralité (tout le livre, qui compte mille pages, est dialogué), un portrait déformé mais fidèle de la réalité économique et politique, des péripéties picaresques, de la drôlerie, une intellectualité forcenée. L’ennui, c’est que JR, qui datait de 1975, avait sombré dans l’oubli et n’était plus réédité. J’ai donc volé à la bibliothèque municipale l’unique exemplaire disponible. Le même jour, un entrefilet de Libération annonçait la mort de l’auteur. J’étais maudit.

Mais j’ai conservé l’exemplaire dérobé. Je l’ai souvent relu. JR conte l’histoire d’un gamin de 11 ans aux baskets usées, le « Junior » du titre, dans une école new-yorkaise à la pointe du progrès pédagogique. Dans cet établissement, on enseigne aux enfants par vidéo et, afin de les sensibiliser à la grandeur de « l’Amérique, mon garçon ! », on les emmène à Wall Street, où la classe fait l’acquisition d’une action symbolique. A partir de ce petit bout de papier, le rusé Jr. spécule par téléphone, en contrefaisant sa voix.

William Gaddis JR par Tristan-Garcia magazine Standard

William Gaddis. Photo by © Marion Ettlinger

Chaos du langage
Misant sur les fourchettes en plastique, il se retrouve à la tête d’un empire financier suite à une pénurie soudaine des cantines de l’armée américaine. Jr. engage alors comme secrétaire un artiste désargenté, Edward Bast, qui cherche depuis des années à composer une œuvre de musique dodécaphonique mais doit, pour gagner sa vie, écrire la bande-son du documentaire animalier d’un millionnaire amateur de chasse au gnou. Le musicien, passé aux ordres du gamin, s’installe dans un appartement de l’East 96th Street, métaphore vivante de l’entropie, du désordre universel : les cartons à pizza s’accumulent, une radio allumée jour et nuit a été perdue dans le salon, un robinet défectueux inonde peu à peu ce vaste bordel, également investi par une jeune fille peu farouche. Mais le chaos fascinant du roman tient d’abord au langage : fonctionnant comme une ronde, le texte retranscrit le dialogue entre deux personnes puis copie-colle sans transition la conversation suivante d’un des deux interlocuteurs, et ainsi de suite.

« De l’argent… ? » sont les premiers mots du livre. « Tu m’écoutes ? Hé ? Tu m’écoutes… ? », les derniers. Entre-deux, le carrousel du capitalisme américain des années 70, des paroles, du bruit, de l’accumulation des objets, des déchets, des rires, un peu d’amour, une mince mais tenace croyance en l’art, et le vertige du monde. C’était le roman de mes 17 ans. Fayard l’a réédité cet automne. Achetez-le. Sinon, faites comme moi : volez-le.


William Gaddis, JR
1069 pages, 24,70 euros
Plon

Tristan Garcia vient de publier Forme et Objet – un traité des choses (PUF), mammouth métaphysique en porcelaine de Limoges, et s’apprête à sortir en mars un essai sur Six Feet Under (PUF également) ainsi qu’un recueil de nouvelles sur le sport, En l’absence de classement final (Gallimard), avant de tenter « le marathon d’Amsterdam à reculons et les yeux bandés ».

Cet article Tristan Garcia est apparu en premier sur STANDARD.


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